Presse suisse : Six voies possibles
En Suisse alémanique, les grands groupes médias doivent passer à l’action : les recettes générées par la presse s’effritent et la publicité, en ligne comme mobile, ne rapporte guère. Comment réagir, si ce n’est en faisant des économies et en réduisant les prestations ? Tour d’horizon des stratégies actuelles et des perspectives envisageables.
Les résultats publiés par PubliGroupe, Tamedia et NZZ-Mediengruppe (NZZMG) au premier semestre ont mis en évidence le plus fort recul des recettes publicitaires de la presse. Au premier semestre 2013, ces trois éditeurs ont subi une baisse allant de 10 à 20% alors que le marché publicitaire global demeurait stable. Les six grands acteurs de Suisse alémanique – Ringier, Tamedia, NZZMG, AZ Medien, Südostschweiz Medien (SOCH) et Basler Zeitung Medien (BZM) – ont beau considérer leurs produits de presse comme leur domaine d’excellence… combien de temps cette stratégie peut-elle encore fonctionner ? Chez AZ Medien et NZZ, l’ensemble des activités de presse représente près de 84% du CA global, cette part étant de 79% chez Tamedia, de 60% pour BZM (sans imprimerie) et SOCH, pour atteindre juste 55% chez Ringier.
La diversification : une option pour la radio, la télévision et surtout le secteur en ligne
Il y a belle lurette que les groupes médias comptent sur d’autres sources de recettes, la majeure partie étant représentée par les chaînes télévisées et radiophoniques (et leur part de redevance), du moins pour NZZMG, AZ Medien, SOCH et Ringier. Par contre, Tamedia et BZM ont abandonné toutes leurs activités TV et radio.
En quête de nouvelles recettes hors presse, Tamedia mise sur le secteur numérique, concentrant ses investissements dans de grands portails sans service de rédaction et nouant de nouvelles alliances (avec Ringier pour jobs.ch et avec Schibsted pour piazza.ch). Fashion Friends et Starticket sont ses deux piliers dans le commerce électronique. En matière de zone payante, Tamedia en est encore au stade de l’expérimentation : celle prévue pour le Tages-Anzeiger ne sera activée qu’au printemps 2014. Autre pôle d’intérêt : l’exploitation du trafic mobile, domaine dans lequel Tamedia pratique même, par le biais d’études de cas, le marketing de catégorie (voir ComInmag d’oct. 2013). Le CA réalisé dans le secteur numérique augmente en tout cas et devrait représenter en 2013 près d’un quart du chiffre d’affaires global, comme l’annonçait récemment le CEO Christoph Tonini. Fait encore plus important : la nouvelle rentabilité du secteur en ligne qui, en 2013, aura généré environ 23% des bénéfices, cette part devant même atteindre un tiers en 2014.
Ringier investit également dans des projets ne relevant pas de la publication. Actif depuis un certain temps dans le commerce électronique, le groupe vient de se lancer, avec ProSiebenSat1, dans un modèle de coentreprise : les deux groupes médias proposent des espaces publicitaires à de jeunes entreprises suisses contre une participation à ces sociétés. En Allemagne, ProSiebenSat1 a ainsi vu son CA numérique progresser d’un pourcentage à trois chiffres – chose fort alléchante pour Ringier, d’autant plus que le groupe peut ainsi caser les espaces publicitaires invendus (presse, radio et en ligne, voir ComInmag de sept. 2013). Mais à l’heure actuelle, c’est Scout 24, la division Rubriques de Ringier, qui tient la vedette, le départ de Deutsche Telekom incitant Ringier à monter sur le ring. Ce qui serait, après jobs.ch, le prochain gros investissement. Par contre, Ringier est moins courageux côté paywall, préférant attendre les réactions de l’allemand Bild-Zeitung. Toutefois, les recettes numériques de Ringier augmentent, représentant en 2012 18% du CA global. Pour 2013, leur part est estimée à 25%. Le secteur Divertissement constitue pour Ringier un autre pilier indépendant de la presse : il s’agit des activités radiophoniques, télévisées et événementielles ainsi que de la commercialisation des droits de retransmission d’événements sportifs où la part du CA est de 8%. Au total, environ un tiers du chiffre d’affaires de l’« éditeur » provient donc d’activités non traditionnelles. Ringier compte d’ailleurs appliquer sa stratégie à trois piliers (publication, numérique, divertissement) aussi en Europe de l’Est et en Asie, le commerce électronique étant le sésame en Afrique.
En matière de recettes numériques, les autres éditeurs sont loin d’arriver à la cheville de Tamedia et Ringier. Chez NZZMG, les activités en ligne ne représentaient que 2% du CA en 2012 et cette part a été de 5% chez AZ Medien alors que BZM et Südostschweiz Medien restent muets à ce sujet.
Mais il existe un domaine où NZZMG a une longueur d’avance : il possède depuis plusieurs mois sa propre zone payante, ce qui lui a permis de vendre déjà 11 000 abonnements à l’e-paper (voir également l’article sur les tirages p.20-21). Mais aucune autre information n’a été communiquée quant à cette nouvelle expérience. Par contre, le groupe a fait savoir qu’il comptait se tourner « systématiquement » vers de nouvelles sources de revenus (aussi hors publications) apportant aux lecteurs (presse et Internet) une plus-value directe. NZZ, son titre phare, est par exemple en train de créer une sorte de communauté à laquelle il contribue par le biais de eBalance (régimes), Qontis (outil de gestion financière), Swiss Economic Forum (espace de conférences) et, depuis peu, wein.nzz.ch, une plate-forme dédiée à l’œnologie. NZZMG détient également 49% de parts dans le réseau publicitaire Adwebster et 30% dans la société lucernoise CouponPlus (marketing direct, en ligne et mobile). Et d’ici 2015, le groupe compte délocaliser son système de gestion d’annonces et automatiser ses activités publicitaires.
SOCH se montre moins ambitieux : présent dans le secteur local du couponing, le groupe possède l’agence Internet Südostschweiz Newmedia et veille à ne pas laisser les activités de rubriques locales lui échapper.
Par contre, AZ Medien a jusqu’à ce jour organisé ses activités en ligne en se référant à la presse, concentrant sa diversification sur la télévision (Tele M1, TeleZüri, TeleBärn) et comptant même investir CHF 20 millions dans l’impression de journaux – en dépit d’un surplus de capacités. Le groupe n’en a pas moins commencé à revoir sa stratégie, sondant le terrain du côté des activités en ligne. Il semble d’ailleurs que l’éditeur Peter Wanner veuille investir dans un portail d’information national.
La BZM a choisi une approche tout à fait différente, misant non pas sur la diversification mais sur la concentration, ce que l’associé Christoph Blocher appelle « Basler Zeitung dans son plus simple appareil ». Depuis plusieurs mois, le groupe s’est débarrassé de nombreuses entreprises, l’imprimerie spéciale Birkhäuser + GBC (40% du CA de BZM) étant actuellement sur la sellette. Nul ne sait ce qu’il adviendra des autres activités (dont le journal d’annonces gratuit Baslerstab). Outre diverses mesures de réduction, de redressement et de ventes, BZM s’est engagé dans plusieurs coopérations avec Tamedia (impression, Newsnet, combinaison d’annonces Metropool) mais à ce jour, il est impossible d’identifier une quelconque stratégie d’avenir.
Pour les journaux, les possibilités sont limitées
Se pose donc la question de savoir quelles options sont encore envisageables pour la presse, pièce maîtresse des groupes médias. Commençons par BZM qui veut conserver BaZ comme « journal conservateur » autonome, l’objectif étant une marge de bénéfice d’exploitation d’au moins 12%. Ce qui ne sera pas une sinécure car le tirage de BaZ demeure sous pression : proche de l’UDC, elle permet à son concurrent Nordwestschweiz (AZ Medien) de trouver facilement des lecteurs et des parts du marché publicitaire bâlois. De plus, le potentiel de synergie est pratiquement épuisé car, pour des raisons de principe, il n’est pas question de publier BaZ sous une couverture commune. La seule solution envisageable serait de rejoindre la zone payante de Tamedia. Autre élément : la promotion active du passage aux abonnements numériques. N’ayant pas d’imprimerie, elle bénéficie d’une plus grande liberté de manœuvre que d’autres éditeurs.
Dans le secteur presse, AZ Medien poursuit deux objectifs d’expansion : Berne (en sursis) et Bâle qui concentre tous les efforts, M. Wanner s’étant donné cinq ans pour atteindre son but. De plus, il tient avant tout à partager les contenus généraux (le dimanche comme en semaine) avec d’autres partenaires envisageables à Schaffhouse, Viège ou Bienne, et à élargir ses participations à Olten (Oltner Taglatt) et Zofingen (Zofinger Tagblatt) tout en intensifiant l’écrémage du marché publicitaire local et le regroupement des rédactions. Une zone payante est prévue pour le printemps 2014. Concernant la publicité, Nordwestschweiz a déjà rejoint Cityplus (presse combinée NZZ) et le réseau en ligne combiné NZZ, un lien plus étroit avec NZZ semblant toutefois n’intéresser personne.
Il en va autrement pour SOCH : l’éditeur se retrouve isolé car quatre journaux secondaires rejoindront en 2014 NZZMG après avoir coopéré de longues années avec SOCH, qui a donc choisi de s’affilier à Schweiz am Sonntag, titre dominical appartenant à M. Wanner. Et d’autres coopérations sont envisagées, Südostschweiz pouvant par exemple reprendre, en semaine, les contenus communs de Nordwestschweiz ou s’allier à Cityplus et au réseau NZZ. Dans un premier temps, le groupe SOCH devra toutefois d’abord terminer les travaux du nouveau bâtiment, édifié pour CHF 30 millions à Coire et qui sera la centrale de tout le groupe – ou comment réduire les coûts et ouvrir la voie à la convergence des rédactions. Par contre, la création d’une zone payante ne presse pas, SOCH n’ayant jamais publié gratuitement ses contenus régionaux en ligne.
Le groupe NZZMG a longtemps compté parmi les perdants : il a fallu vendre le journal Bund à Tamedia, Basler Zeitung Medien l’a envoyé promener, Blocher a remporté la mise. Mais il a réussi à recruter les quatre anciens partenaires de SOCH, la stratégie de regroupement de NZZ ayant ainsi en grande partie abouti. Lui reste encore, dans une plus large mesure, la possibilité de se rapprocher encore plus de la SOCH (Cityplus, réseau NZZ), voire de reprendre un jour intégralement cet éditeur. Même BaZ intéresse encore NZZMG. Une expansion en Suisse romande serait maintenant envisageable par une participation au Temps, mais serait-elle aussi profitable ? Par contre le marché étranger lui demeure fermé, exception faite de coopérations (publicité et rédaction) avec de grands titres allemands.
Autre son de cloche chez Tamedia, lu par 45% de la population alémanique et par 72% du public romand. Le groupe a encore réussi un grand coup en reprenant cette année le Landbote, mais la législation de la concurrence l’empêchera sans doute d’acquérir d’autres maisons d’édition (ce qui ne plaiderait pas pour un rachat du Temps). Il lui reste néanmoins diverses options : coopérations (impression et annonces), nouveaux partenariats pour SonntagsZeitung ou synergies internes, comme entre Tages-Anzeiger et Bund ou Berner Zeitung et la presse régionale zurichoise. Sa marge de manœuvre et les effets financiers sont néanmoins limités et Tamedia a donc opté pour l’élargissement de ses activités de presse à l’étranger, l’exemple du Danemark montrant toutefois que là non plus, l’argent ne pousse pas sur les arbres.
Pour finir, Ringier : depuis des années, le groupe focalise ses activités de presse sur l’étranger (Allemagne, Europe de l’Est, Asie), en partie sous forme de partenariats (avec Axel Springer par exemple). Même si cette stratégie est assortie de nouveaux risques (Hongrie), elle réduit le « gros risque » du marché suisse où Ringier ne dispose que d’options secondaires dans le domaine de la presse. Pour l’instant, la tentative de racheter Le Matin à Tamedia s’est soldée par un échec. Le travail se concentre actuellement sur la fusion de divers services internes (commercialisation des annonces…) et éventuellement sur d’autres coopérations ou nouvelles participations.